Le bal des fous (roman) extrait n°2

Publié le par Kandide Katrin Phocigne, dit Patrick Hard












Chapitre 4

 

(Temps x)

 

Journal de Philibert Foguéas

 

 

 

Neuilly-Plaisance, 13 juillet 1972.

 

 

Je papillonne des yeux ; une insoutenable blancheur les agresse. Mon corps n’est que douleur, et mon cerveau embrumé essaie de faire le point.

A quel endroit me trouvé-je ? Certainement pas dans ma chambre. La luminosité de ces lieux ne ressemble pas à celle qu’elle me dispense à l’accoutumée. 

Que s’est-il passé ?

 

Le voile se déchire peu à peu, et je recouvre une partie de mes facultés : je raccompagnais Simone dans une quasi-pénombre, entre chiens et loups. Cette collègue de travail, n’avait plus de lumière à son solex. Aussi, je la précédais, juché sur mon vélo demi-course, lui éclairant la route.

Je venais de dépasser mon domicile ; il ne me restait plus que cinq-cents mètres à parcourir pour arriver chez elle.

J’ai tendu le bras sur la gauche, pour prévenir que je voulais bifurquer. Sans doute ai-je freiné. Sans doute, mes feux se sont-ils atténués.

Un fou du volant est arrivé derrière moi. A toute allure. L’on m’expliquera, plus tard, comble de l’ironie, qu’il s’agissait d’un médecin se rendant à l’accouchement de sa femme.

Une mort en échange d’une vie.

L’existence tient à peu de choses.

L’automobiliste pressé m’a fauché de son capot ; j’ai effectué un saut arrière, lui défonçant le pare-brise. Puis le choc m’a projeté vers l’avant, en vol plané, dix-sept mètres plus loin et ma tête s’est trouvée transpercée des freins de mon vélo disloqué qui, comble de malchance, avait atterri au même endroit. Les deux armes de métal me rentraient par le front, ressortant sur le crâne…

Je revois la scène, maintenant. Comme au ralenti.

Surréaliste.

Je me relève, étrange monstre de fer et de chair mêlés. Le vélo, solidaire de mon corps suit mon mouvement. Le sang, mon sang, dégouline. Je suis conscient qu’il s’échappe de moi, et l’avale au passage, y trouvant bon goût.

Jamais je ne me suis senti aussi bien alors que, paradoxalement, une peur atroce me fouaille le ventre : mon père, qui prend l’intégralité de mon salaire, ne comprendra pas pourquoi j’ai un porte-monnaie dans la poche de ma veste, avec un peu de menue monnaie dedans.

Or, ce porte-monnaie, je l’ai trouvé ce matin. Son contenu m’a permis d’acheter mes premières cigarettes (ce n’est pas raisonnable, pour quelqu’un qui vient de se trouver libéré comme par miracle, à la puberté, de treize ans d’asthme inhibiteur. Le bipède, stupide, n’apprend jamais. A se demander à quoi sert l’expérience.)

Voilà donc pourquoi je me lève, ma monture accrochée au front : pour transférer, illogiquement, pièces et tabac dans mon pantalon.

Galvanisé par la crainte, je raisonne froidement, n’éprouvant aucune souffrance. Puis, ayant accompli mon geste salvateur,  m’effondre enfin…

Voitures arrêtées. Autre véhicule qui stoppe. Encore un médecin. Proximité de l’hôpital.

Premiers soins. Je suis étrangement absent, contemplant de haut un corps étendu, maltraité, qui ressemble vaguement à mon enveloppe charnelle.

Sirènes mugissantes. Je survole le toit de l’ambulance, étrange expérience asomatique ; mon regard (si tant est que j’en possède encore un) transperce la tôle, observe l’habitacle, les gens qui s’affairent autour de moi.

L’indifférence me gagne ; je me sens aspiré, entraîné dans un noir tunnel, à une vitesse vertigineuse.

Ce n’est pas moi qui bouge, ombre dans l’obscurité, mais le « passage » qui vient à ma rencontre.

S’ensuit une éclaircie, et je débouche sur une lumière extraordinairement rayonnante, chaude, vivante. Sans me trouver le moins du monde ébloui.

Un air magnifique, qui ressemble à de la musique classique transcendante m’accueille, dépassant de loin tout ce qui a pu être composé sur terre. Des notes émouvantes, qui me prennent aux tripes, me parlent, me bercent, pénètrent la carapace habituellement érigée en défense par ma conscience.

Simultanément, ma courte vie défile à toute vitesse sur l’écran de ma mémoire en sur brillance, me rappelant faits et méfaits enfouis, me donnant même l’explication raisonnable, rationnelle, relative à une de mes plus atroces peurs d’enfant.

Un fil étincelant me relie à ce corps que l’on essaie de sortir de sa torpeur ; je le vois très nettement.

Je me situe en haut et en bas, dans le même temps. Simultanéité dont je ne perçois pas l’étrangeté …

Bizarrement absent, impersonnel, comme si le destin de cet être couvert de sang que l’on emporte aux urgences ne me concernait pas, ne m’intéressait plus.

Calme, serein. Détaché.

Intemporel.

J’ai l’impression de faire un pas vers la lumière, pour m’y fondre, m’y intégrer, sentant confusément que je n’ai rien à en craindre. Qu’elle attend la fusion.

L’impression, car je ne sais plus si je possède encore les attributs nécessaires à la marche.

Et cette phrase, soudain, qui s’imprime dans mon cerveau, pleine de sous-entendus, claquant comme un ordre déguisé : « tu n’as pas connu La Femme. »

Il est vrai que je suis encore puceau, que ma mère n’a pas été à mes côtés pour m’enseigner l’opposé de mon sexe, cet être plein de rondeurs et de déliés, qui m’intimide et m’aimante tout à la fois.

Mais, quelle importance.

Je veux rester là, pour toujours. Cet étrange lieu rayonne d’Amour, m’illumine de l’intérieur.

Une main gigantesque me tire, contre ma volonté, me semble-t-il, me ramenant d’où je viens.

Injustice.

Pourquoi m’a t’on donné connaissance de ce lieu hors limites, magique, si l’on m’interdit d’y rentrer ?

A moins que la décision ne vienne de moi, ce qui me semble une hypothèse ridicule.

Je me sens puni pour une faute que je n’ai pas commise.

 

Survol du bloc opératoire. Chirurgiens qui parient, cyniques, sur ma survie ou ma mort. Etonnez-vous après cela que je prenne en grippe le corps médical !

Réintégration brutale de mon corps, et la douleur terrible qui s’abat.

Je papillonne des yeux. Une insoutenable blancheur les agresse…

Je me trouve sur un lit d’hôpital.

 

 

 

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